a
LE GRAND COURONNE DE NANCY
(Août 1914)
Le 6, au soir, on débarque à Chavigny et à Maron, dans la Meurthe-et-Moselle, et on se rend à Falvigny, à 10 kilomètres au sud de Nancy. Là, dans ce coin lointain de la France, chacun sent se briser les fils mystérieux qui le relient à son foyer. Finies les larmes, finis les adieux ! On songe encore avec un serrement de cœur au petit mouchoir blanc qui s'agitait là-bas, si loin … on est dans la main du Destin, avec une raison d’être : défendre les siens …
Le 7, le régiment se porte en couverture derrière le 20e CA, puis à Dombasle.
Le 11, le corps d’armée va relever le 20e corps. Le régiment traverse Nancy. La vieille cité des ducs de Lorraine qui au cours de tant de guerres, fut la forteresse avancée de la France sur laquelle l’adversaire venait briser ses efforts, entend gronder le canon ennemi.
Elle nous accueille comme des libérateurs. La chaleur est étouffante, les nuages de poussière aveuglent nos soldats. Chaque habitant, du plus riche au plus pauvre, donne ce qu’il a. Sur le cours Léopold, le boulevard Charles V et le pont de Malzéville, chacun accourt avec des bouteilles de vin, des cigares, du pain, des gâteaux. Sur le seuil d’une maison bourgeoise, une dame et ses filles tamponnent d’eau fraîche le front ruisselant des soldats et, dans ce geste, mettent tant de douceur et de délicatesse, que la fatigue semble s’envoler sous le charme de ces mains de femmes.
Le corps d'armée a pour mission de tenir sur le front de Sainte Geneviève – Serrière – Moivron.
Le 15 août, les 1er et 3e bataillons sont chargés d’enlever Nomény Le 1er est en avant-garde. Il part de la ferme des Francs. Là, pour la première fois, nous avons un exemple de la barbarie teutonne. Quelques jours avant, les uhlans étaient venus et avaient tué à coups de revolver un enfant de 8 ans.
Avant l'attaque, a lieu une dernière distribution de cartouches et, à cet instant solennel du baptême du feu, on regarde ces paquets de petites balles brillantes et on pense : « Je vais tuer des hommes … » Un commandement bref et on s'élance. Le poste ennemi qui tenait le pont de la Seille s'enfuit à notre approche. On occupe le village après quelques coups de feu. Le maréchal-des-logis éclaireur LAVALETTE est tué en patrouillant aux abords du village.... C’est notre premier mort.
Les habitants nous appellent leurs sauveurs et sont fous de joie d'être arrachés à la griffe allemande.
Les poilus du « Six-Six » se sentent pris d'affection pour ce petit village lorrain. C'est leur œuvre si le vieux drapeau tricolore de la mairie a repris sa place des jours de fête ; et puis, dans les yeux des habitants, brille une joie si sincère !
Le lendemain, la 2e compagnie refoule, au nord d'Eply, un parti de uhlan, en tuant deux et en blessant plusieurs.
L'ennemi bombarde Clémery. Chacun a encore dans l'oreille le bruit de ces premiers obus, du frisson que produit ce bruissement sinistre qui emplit l'espace et se termine par un fracas.
Deux jours plus tard, le corps d’armée est relevé et s’achemine vers Nancy, où il doit embarquer. Mais le 3e bataillon est à peine parti, que voici le contre-ordre. « L’ennemi est à quelques kilomètres de Nancy et il faut l’arrêter ! »
Le 3e bataillon revient et le régiment, par marche de nuit, reprend ses emplacements (Clémery, Manoncourt, Civry). Du haut du mont Saint-Jean, nous voyons la vallée de la Seille. Un village brûle et les colonnes de fumée noire se tordent dans le ciel comme des bras suppliants. Un cri : « C’est Nomény ! » et le cœur de chacun se serre en songeant au petit village si hospitalier que nous avions délivré et que l’envahisseur livre aux flammes.
Le colonel JANIN prend le commandement de la 35e brigade et le commandant MERCIER celui du régiment.
Le 23, le régiment est relevé et doit aller vers Varangéville, mais, le lendemain soir, un contre ordre et l'on se met en route. Marche de nuit dont chacun se souvient. Déjà harassés par l'effort fourni, les hommes sommeillent presque en marchant, la pensée absente. Ils se sentent comme des coquilles de noix entraînées par le torrent des évènements de ces quelques jours d'épreuve ont déjà recouvert leur âme d'une patine de fatalisme.
On prend position dans le secteur Château – Tremblais – Saneuvelotte – Seichamps. Puis, le 25, le régiment participe au mouvement offensif de l’armée. Le bataillon KLING occupe Champenoux ; le bataillon RABUSSEAU, la lisière est de la forêt de Champenoux.
Nous passons près d'une batterie ennemie qui, prise sous le feu d'une batterie du 33e d'artillerie, a été anéantie. Et, pour 1a première fois, nous voyons un champ de bataille. C'est le bois Morel. Là, parmi les troncs d'arbre égratignés par les balles, gisent des files entières de tirailleurs boches. Cadavres hideux qui sont là depuis plusieurs jours. Non encore accoutumés à ces spectacles brutaux, on évite de regarder ces faces convulsées.
Hélas ! dans les grands champs de blé, sur les pentes, gisent aussi bien des « pantalons rouges ».
Pauvres camarades, fauchés dès le début, notre tâche sacrée est maintenant de vous venger, afin que sur votre tombe on ne remplace pas le mot de « martyr » par celui de « dupe » !
Deux jours plus tard, le commandant DE VILLANTROYS prend le commandement du régiment. C'est lui qui mènera notre « Six-Six » aux grands jours de la Marne et aux durs combats de Belgique.
Tous se souviennent de sa figure amaigrie par la fatigue d'un labeur incessant et où les yeux, sous la broussaille des sourcils, jettent une flamme si énergique.
Le 2 septembre, les gros canons des forts de Metz bombardent les abords d’Erbévillers. Dans la nuit, éclatent des feux de salve lointains suivi d'une étrange clameur, sorte de plainte qui fait frissonner et qui se prolonge.
C'est un bataillon ennemi qui, égaré, est venu se heurter à nos troupes, et qui, en colonne par quatre, sur la route, est fauché par les feux du 114e et du 125e.
Source Historique du 66e R.I., IMPRIMERIE BARROT ET GALLON 15, Rue Etienne Pallu TOURS
a