.
LA BUTTE DU MESNIL
Le 20e corps d'armée, en automne 1915, tient, face au nord, le secteur s'étendant de la Butte-du-Mesnil (incluse) à la Main-de-Massiges.
La 11e D.I., à l'aile gauche fait face à la Butte que ses tranchées entourent au sud et à l'est. Le front d'abord orienté O.-E. au sud de la Butte se redresse presque à 900 dans une partie N.-S. longue de plus d'un kilomètre, puis rejoint la longue ligne de tranchées de nouveau orientée O.-E. faisant face à la Main-de-Massiges et tenue par la division voisine.
A la 22e brigade (37e RI -79e RI) incombe la garde du front orienté N.-S. face à la partie E. de la Butte-du-Mesnil. Endroit aussi malsain que possible puisque les tranchées sont prises d'enfilade par l'artillerie et les mitrailleuses ennemies et que les arrières encaissent les coups longs destinés aux deux côtés de l'angle droit formé par notre ligne à cet endroit.
Les deux régiments de la brigade alternent dans l'occupation du secteur. La montée en ligne est de six jours, suivie d'un repos d'une égale durée à Hans.
L'alternance des régiments est appliquée aux États-Majors de division et de brigade. En l'espèce, le général Ferry commandant la 11e D.I. est relevé dans le commandement du secteur par le général Hellot (devenu général de D.I) commandant la 21e brigade et dans le secteur de brigade le colonel Hallier, commandant la 22e brigade alterne avec le colonel Pesmes, commandant le 69e d'infanterie.
Le P.C. de la division est à la ferme Beauséjour, dans le ravin du Marson, celui de la brigade à une intersection de boyaux à mi-chemin entre le P.C. de la division et ceux des colonels.
A mon arrivée à Hans je sais que le général Ferry est à son Q.G. à Valmy, les secteurs sont commandés : celui de la division par le général Hellot, celui de la brigade par le colonel Hallier.
Aussitôt après le déjeuner, avec ma voiture, je vais me présenter au général Ferry à Valmy ; je fais là, connaissance avec une partie des officiers de l'E.M. de la division, puis repassant à Hans je laisse mes bagages à l'E.M. et seulement muni d'un ballot renfermant les quelques objets nécessaires en secteur, je monte dans une voiture légère qui va me conduire au P.C. de la division.
L'itinéraire pour se rendre à la ferme Beauséjour passe par Somme-Bionne, suit la route de la vallée de la Tourbe par Saint-Jean et Laval, villages qui n'ont pas encore trop souffert, par Wargemoulin et Minaucourt, entièrement détruits, puis lâchant la vallée, on traverse par un chemin de terre une petite crête d'où on descend sur le Marson petit affluent de gauche de la Tourbe.
“ Après avoir dépassé Laval, m'avait dit le colonel Biesse, ne perdez pas de temps et méfiez-vous du Marson ”.
Cette recommandation m'allait être renouvelée sur différents points du trajet. Mais qu'y faire quand on est obligé de passer dans des endroits dangereux. Risque à courir, c'est le pain quotidien de ceux qui vivent en secteur. La chance est de franchir un endroit malsain au moment où le tir ennemi est suspendu ou entre des rafales d'obus lorsqu'on a pu saisir la cadence des envois !
J'avoue très simplement qu'encore inexpérimenté la recommandation faite à mon départ et renouvelée en cours de route m'avait jeté dans un certain trouble et je me laissais aller à l'expérience du chauffeur qui connaissait le Marson.
A partir de Laval, mon cœur se serre ; on quitte les derniers bivouacs établis à proximité de la route, les parcs de matériel et de chevaux d'artillerie. Le pays devient désert, on ne rencontre que quelques isolés qui se hâtent. Derrière les pans de murs de maisons écroulées à Wargemoulin et Minaucourt, on aperçoit quelques hommes autour des cuisines roulantes abritées Dieu sait comme ! et, à une vitesse aussi rapide que le permet le mauvais état de la route percée çà et là de trous d'obus, on atteint le petit ruisseau du Marson qui coule dans un étroit ravin d'une vingtaine de mètres de profondeur. C'est le “ ravin du Marson ”.
Il fait très beau, mais ce coin est lugubre : plus un arbre, des abris dont on ne voit que l'entrée sont creusés tout le long du flanc nord du ravin, des débris de toute sorte jonchent la route que des trous d'obus presque jointifs rendent très peu praticable même à une auto légère. Et puis je sens mon conducteur assez nerveux et inquiet. Il s'efforce d'arriver au plus vite à ce que fut la ferme Beauséjour pour y trouver un abri.
Je dois dire que ma route s'est faite sans aucun incident et que je n'ai ni entendu ni vu un éclatement : c'est une chance parait-il !
Le P.C. de la 11e D.I. est établi à l'endroit où se trouvait la ferme Beauséjour !... C'est un amoncellement de sacs à terre : l'ennemi marmite le Marson sans arrêt... sauf au moment où je passe.
Je suis reçu fort aimablement au P.C. par le général Hellot qui me connaît depuis longtemps ; nous avons été ensemble à l'E.M. A. et il vient du G.Q.G. où il était aide-major général. Je laisse à tous ceux qui l'ont connu et servi sous ses ordres le soin de se rappeler son affabilité, son extrême courtoisie et surtout son calme joint à une très grande bienveillance.
“ Je ne vous retiens pas ”, me dit-il, “ car il faut que vous arriviez avant la nuit et il faut compter une bonne heure de marche avant de rejoindre le P.C. du 79... au revoir... Bonne chance. ”
C'est toujours charmant... mais dès qu'on pose un pied en secteur, sait-on si on y mettra l'autre !
Un guide envoyé par le colonel Pétin m'attend au P.C. et nous nous mettons en marche !
Les boyaux sont en excellent état, il fait si beau, on ne voit que quelques éclatements très hauts. C'est une distraction car la marche dans ce pays de Champagne, dans les cheminements creusés dans la craie est horriblement monotone !
Nous arrivons au P.C. de la brigade. Là je retrouve le colonel Hallier que j'ai beaucoup connu aussi à l’E.M.A. Il a pris le commandement de la 22e brigade après avoir commandé le 37e. A la déclaration de guerre, il était attaché militaire à Vienne. Très courtois, très aimable, il est aussi fort exigeant (qui ne l'est pas à la guerre !) ; notre connaissance de date ancienne facilitera certes nos rapports et ma profonde affection pour lui ne se démentira pas et s'accentuera. Nous allons vivre ensemble dans-le proche avenir les périodes les plus dures je crois de toute la campagne Verdun, la Somme !
Il me fait un joli tableau de mon régiment, mais, on sent qu'il a une certaine préférence pour le 37e ! ce sera pour les deux régiments une rivalité de très bon aloi mais où le 79 ne perdra certainement pas la première place !
“Je vous accompagne, me dit-il, cela me permettra de vous mettre entre les mains de Pétin ”.
Et en route enfin pour le P.C. 79.
Il est près de 17 heures, la nuit tombe lorsque nous arrivons au P.C. du 79. Le colonel Pétin, prévenu, nous attendait. La cordialité de notre rencontre est un peu freinée par la présence du colonel Hallier qui ne reste d'ailleurs que quelques instants et nous laisse tous deux à la joie du revoir.
Il y a seulement là deux officiers que le colonel Pétin me présente en me disant : “ Le lieutenant Bérenger, mon adjoint, mais qui ne sera pas le vôtre ; il faut qu'il prenne une compagnie ”. Puis “ le capitaine Delmas, votre adjoint, au front depuis le début, doit vous rendre d'excellents services ”.
Ce changement d'adjoint, l'alter ego du colonel, au moment où je prenais moi-même le régiment m'avait un peu surpris, mais instantanément je trouvais l'idée excellente ; c'était une mesure que j'aurais dû prendre sans tarder car à son défaut on risque d'être entraîné dans tous les errements de son prédécesseur. Certes, j'entendais bien garder les traditions créées par le colonel Pétin, mais j'entendais donner sans tarder aussi mon empreinte au régiment ; changeant d'adjoint l'effort initial serait sûrement plus grand... mais j'avais compté sans Delmas !
Bel officier, de jolie allure, Delmas m'avait de suite conquis. Parti en campagne avec le régiment où il était lieutenant avant la guerre, il ne l'avait encore quitté que pour soigner une très grave blessure et avait pris part à toutes ses opérations. Aimé de tous, connaissant à fond le régiment, de très belle éducation, très allant, j'allais avoir en Delmas un adjoint de premier ordre ; et, dès ce moment jusqu'à celui où - la mort dans l'âme - j'ai dû quitter le régiment, il a été ce que j'aimais tant lui dire “ mon ange gardien ”. Je n'allais plus faire un pas sans l'avoir auprès de moi, m'aidant de son expérience et me couvrant de son affection dans les circonstances de guerre si dures que nous allions traverser !
Ce choix d'adjoint au colonel, très envié, était d'ailleurs dans ce cas chaleureusement approuvé par tout le régiment ; je ne pouvais que m'en féliciter.
Le régiment devait être relevé par le 37e le lendemain lundi. La soirée se passait à un échange de vues sur tout ce qui concernait le régiment et sa vie en secteur. Il avait 2 bataillons accolés en 1re ligne, 1 bataillon en réserve près du P.C. L'organisation des travaux était réglée en détail aux bataillons l'entretien de leurs quartiers ; les travaux d'intérêt commun et général, si j'ose dire, étaient exécutés par la compagnie de pionniers, unité de création extralégale que j'ai trouvée au 79e et à laquelle j'ai eu bien garde de toucher. Je n'ai fait dans la suite qu'augmenter son effectif et son outillage. Elle était commandée par le lieutenant Poinsot, officier de réserve d'un dévouement à toute épreuve, timide, mais d'un cran ! A cette unité incombait la construction des P.C., postes de secours, etc... pour laquelle nous n'avions jamais du reste d'unités spécialisées. Poinsot avait toutes les qualités de l'architecte, de l'entrepreneur et sans crainte de vexer un camarade je puis dire celles d'un excellent officier du Génie. La compagnie de pionniers aura plus tard son fanion et la croix de guerre !
Une soirée de longue giberne, une nuit de repos... passée presque en entier à bavarder et le lundi matin, laissant Pétin à ses occupations, j'allais avec Delmas faire un tour sur les arrières du secteur et dans les abris du bataillon de réserve ; nous en profitions pour prendre un contact très intime dans un long échange d'idées où nous nous trouvions d'accord ! ...
Le régiment descendra à Hans le lendemain après avoir cédé la place au 37e. Dès le début de l'après-midi commencent les opérations de la relève. Arrivée du lieutenant-colonel Michel, commandant le 37e. C'est un camarade charmant déjà âgé. En même temps que lui arrivent les chefs de bataillon de 1re ligne : ce sont deux de mes camarades de promotion de Saint-Cyr que je suis tout heureux de retrouver : Kiffer et Martinet.
La fin de la journée se passe en passages de consignes et dès les premières heures de la nuit on entend le courant des unités qui, montant en secteur, font claquer les caillebotis posés devant le P.C. ; en sens inverse, au milieu de la nuit, c'est le passage des unités du régiment qui descendent vers le Marson.
Nous quittons le P.C. de grand matin et nous nous hâtons pour arriver au plus vite à Minaucourt où nous attend la voiture du colonel : charrette anglaise, très modeste, attelée d'un cheval de prise allemand et qui rend d'énormes services. Dans l'avenir elle sera sûrement remplacée, légalement... ou non... par une petite auto, moyen de liaison indispensable pour un chef de corps.
A Hans, le régiment s'installe : le temps est toujours très beau ; il fait froid, mais malgré cela, dès le milieu de la journée les rues et place du village, défoncées, ne forment qu'un cloaque. Cantonnement de repos minable, maisons de torchis dont les communs tiennent à peine debout. Mais on y est loin des marmites, c'est un soulagement moral.
J'ai partagé le cantonnement de luxe du colonel Pétin une pièce cuisine qui sert de bureau et de popote et une pauvre chambre à coucher où on a dressé un lit de planches pour moi ; c'est très confortable !
Source Historique du 79e Régiment d’Infanterie PAYOT, PARIS - 106, BOULEVARD ST-GERMAIN - 1934
Avec l’aimable autorisation de Jean-Luc Dron
.