A L'ASSAUT DE LA BUTTE DE VAUQUOIS
28 FÉVRIER 1915
Voici un récit vécu de la conquête de la fameuse « Butte », de sinistre mémoire, comme les Eparges, pour tous les rescapés des sanglants combats qui s'y déroulèrent avec une telle frénésie que cette croupe célèbre devait, à la suite des éruptions volcaniques des mines et contre-mines, voir son niveau s'affaisser de plusieurs mètres. On hausse les épaules, aujourd'hui, devant cette bêtise sans nom qui faisait, à cette époque-là, encore sonner la charge et jouer La Marseillaise au moment de l'assaut. Mais c'étaient les derniers sursauts d'une vieille pratique militaire qui ne voyait la charge à la baïonnette que comme l'épisode final et magnifique d'une manœuvre de garnison.
Les obus continuent de tomber dans un vacarme assourdissant sur la colline. Les officiers encouragent les hommes de leur mieux.
« On entrera dans Vauquois sans tirer un coup de fusil, disent-ils, et l'arme à la bretelle !... »
On aurait pu croire aisément ces paroles encourageantes. Chacun pensait qu'après un pilonnage semblable on ne retrouverait plus qu'un cahot d'abris et de tranchées sanguinolentes abandonnées...
Mais les Allemands, devant ce déluge de fer, se retireront tout bonnement en arrière et feront appel, entre temps, à des renforts.
Après cinq heures de bombardement ininterrompu dont l'intensité n'a jamais été égalée jusqu'à ce jour sur le même objectif et sur aucune partie du front, un clairon s'est mis à sonner la charge
Il y a la goutte à boire, Là-haut !...
C'est le signal. Il est une heure de l'après-midi. Notre artillerie cesse tout à coup pour nous donner le champ libre. Par malheur, la charge a sonné quelques minutes trop tôt, ce qui permet aux éléments allemands encore valides de se ressaisir et de venir réoccuper leurs tranchées.
Le clairon les a avertis. Tant pis ! Les commandements de : «En avant ! » se sont répercutés sur l'ensemble du secteur.
Dans un élan superbe, les soldats gravissent lestement les échelles et montent maintenant sur la pente de la « Butte ».
Les baïonnettes étincellent sous la rafale de feu.
Là-bas, à la ferme de Bertramet, le général Valdant, voyant partir ces guerriers dans un assaut sublime, se tourne vers ses officiers et dit en se découvrant :
« Saluez ! Messieurs ; ce sont des héros qui s'en vont à la mort !... »
Non loin de nous, près de la « gabionnade », les musiciens, sous le commandement du sous-chef Laty, entament la Marseillaise.
Ces giboulées de grésil glacial qui faisaient trembler nos pauvres carcasses durant ces cinq heures de bombardement intense, semblent, tout à coup, avoir été balayées par la tempête.,., l'autre... la tempête de feu...
Maintenant que les fantassins des deux camps sont en contact, l'artillerie ennemie donne de la voix et remplace la nôtre. Des obus allemands de tous calibres s'abattent dès lors sur le versant sud de la colline, sur ces hommes qui montent à l'assaut, sur le Chemin Creux où nous nous faisons petits et sur la « gabionnade » pour empêcher nos renforts d'arriver.
Pour intimider le régiment, l'ennemi envoie deux formidables obus de 305 au pied du « Mamelon Blanc », sans faire trop de dégâts.
Le lieutenant attend toujours impatiemment l'ordre de se porter à tel point du village. Mais, tout à l'heure, il m'a soufflé : qu'une fois la « Butte » en notre possession, nous irons, avec le 1er bataillon, installer nos mitrailleuses de l'autre côté de la colline dans un petit boqueteau... Brrr ! N'y tenant plus, il s'avance dans le chemin montant pour aller aux renseignements. Mais notre position devient de plus en plus périlleuse. Nous sommes au beau milieu du tir de barrage de l'ennemi.
Se déplacer est pure folie. Il faut se résigner à se laisser massacrer sur place... Nous restons plaqués aux derniers gabions qui prolongent la route jusqu'ici. Nous vivons dans un enfer indescriptible. « Ça tombe tout autour de nous et « ça » soulève la terre, les hommes, des poutres de bois et de fer...
Il ne faut plus se faire d'illusion sur notre sort.
J'égaille un peu les mitrailleurs afin d'éviter trop de pertes si un obus arrive sur la section. On ne sait rien de ce qui se passe sur la « Butte » et on n'ose pas la fixer. Si je fais cet effort, j'aperçois de la fumée, des pierres soulevées et une pluie de terre qui retombe alentour.
Le vacarme est assourdissant. Il faudrait se parler à l'oreille pour s'entendre... Et encore !...
Nous serons étonnés d'apprendre, plus tard, que la musique n'a pas cessé de jouer l'hymne national malgré ses pertes. Nous n'entendons plus rien qu'un sourd bourdonnement dans les oreilles à faire éclater la tête.
Mais nous voyons enfin la deuxième vague arriver sur la « Butte », la baïonnette haute. Les fantassins, debout ou agenouillés, épaulent et tirent. Quelques-uns tombent à la renverse en battant l'air des mains... Plus près de nous, un bras arraché, venant on ne sait d'où, s'étale sanguinolent sur le Chemin Creux où s'entassent déjà des morts et des moribonds. Les remplaçants de ceux de la veille l...
Et le défilé des blessés commence. Celui-ci est transporté par deux jeunes prisonniers qui viennent de se rendre au lieutenant Michel. Je vois encore ce brave officier, tenant ses deux prises par les oreilles pour les remettre à la garde d'un caporal. Deux autres blessés ramènent un de leurs camarades. Ils ont fort à faire avec cet homme qui hurle et se débat. Ses yeux sont hors de la tête ; ses dents sont serrées sur une racine d'arbre en travers de sa bouche... Il est fou !...
Cet autre, qui dévale la pente en courant, soutient sa mâchoire inférieure qui ne tient plus que par quelques lambeaux de chair. Ce qui fût une bouche n'est plus qu'un trou béant ensanglanté où remue, impuissante, la moitié d'une langue dans un caillot de sang ; un tronçon de langue qui, par des cris rauques, nous fait comprendre qu'elle demande le chemin du poste de secours.
Cet autre, qui dévale la pente en courant, soutient sa mâchoire inférieure qui ne tient plus que par quelques lambeaux de chair. Ce qui fût une bouche n'est plus qu'un trou béant ensanglanté où remue, impuissante, la moitié d'une langue dans un caillot de sang ; un tronçon de langue qui, par des cris rauques, nous fait comprendre qu'elle demande le chemin du poste de secours.
Nous lui indiquons la direction à prendre.
Arrivera-t-il jusqu'en haut de son calvaire ? sur le « Mamelon Blanc », où les médecins doivent être débordés d'ouvrage. Sur le moment j'en doute, et je douterai encore davantage lorsque je le rencontrerai plus tard avec sa mâchoire rafistolée...
A ce moment, les blessés valides qui passent font courir des bruits inquiétants... On reculerait sur la pente ouest !... Il faut redoubler de vigilance et se tenir prêt à se porter là où la mitraille » sera nécessaire... Il est quatorze heures. Je cherche en vain le lieutenant qui tarde à revenir.
Et, tout à coup, un cri sur notre gauche : « les Boches nous tournent l... »
En effet ! quelques éléments allemands arrivent jusqu'à la route, près de la Cigalerie, près du dépôt de munitions, et commencent à tirailler sur des soldats du 89e qu'ils ont refoulés jusque-là.
Quel beau tir en enfilade pour une mitrailleuse !...
Je me porte de ce côté avec la 2e pièce. En un clin d’œil la mitrailleuse est placée et pointée dans la bonne direction. Tout mon monde est là ; du moins je le crois... Hélas ! il me manque le principal : les cartouches !... Je hurle, je m'égosille :
« Les pourvoyeurs l... A moi !... »
Ils sont sans doute « planqués » dans un trou et ma voix serait-elle plus forte que le rugissement du lion qu'on ne l'entendrait pas à deux mètres. Je désespère de manquer ce « beau coup » qui se présente si ce doit être le seul de la journée ?...
On croirait que tous les éléments de la terre sont déchaînés autour de nous. Je m'époumone pour rien. Je monte sur une petite éminence pour faire les signaux réglementaires de demande de munitions : les bras tendus horizontalement. Entre deux explosions, j'entends les mitrailleurs, tassés près de la pièce, me crier
« Planque-toi ! Tu vas te faire « moucher » !... »
Des éclats d'obus de toutes dimensions voltigent en effet dans tous les sens pour venir s'aplatir tout chauds, tout striés, tout tordus, autour de notre position. Ces morceaux de ferraille sifflent et ronronnent épouvantablement dans l'air. Ils nous enlèveraient un bras ou la tête aussi proprement qu'un boucher de métier pourrait le faire. Et il faut garder tout son sang-froid dans cette atmosphère infernale...
Tout cela se passe en moins de temps qu'il ne faut pour l'écrire ; et les Allemands, aplatis en tirailleurs, sur la gauche, fusillent des soldats à bout-portant. Nous pourrions les balayer d'un seul coup et nous restons impuissants.
J'aperçois enfin sur la droite, à quelque cinquante mètres, un de mes pourvoyeurs agenouillé près d'un gabion renversé. Que fait-il ainsi prostré ?... Il ne m'entend pas et ne nous voit pas. Je m'élance vers lui pour le ramener avec ses munitions. En arrivant à sa hauteur, ma voix, qui s'apprêtait à l'apostropher de belle façon, s'arrête dans ma gorge. Un spectacle affreux et poignant me cloue sur place. Près du gabion aplati qui laisse échapper ses entrailles de pierres et de cailloux entre les croisillons de ses fascines arrachées, un homme, approchant la quarantaine, est allongé la face vers le ciel. Tel son fragile rempart, le soldat a le ventre ouvert. Il fait un effort surhumain pour éloigner la mort de quelques instants.
Mon pourvoyeur a levé la tête mais il ne pense plus à son emploi de ravitailleur. Il me fait comprendre que le moribond est natif du même village que lui. Les yeux du blessé laissent deviner qu'il m'implore d'autorisée son camarade à rester à ses côtés jusqu'à l'instant suprême.
Mon pourvoyeur retient ses larmes et console son ami comme il peut : - Ce ne sera rien !. Tu seras bien soigné !... lui dit-il. Mais le blessé comprend sa situation. Il voudrait faire des recommandations mais ses forces le trahissent. D'une main il soutient un paquet informe, rouge et noir ; les intestins, sans doute, qui tentent de s'échapper de la large plaie qui s'ouvre à chaque respiration accélérée par la fin proche. De l'autre il tire péniblement d'une poche de sa capote, une photo de femme qu'il essaie encore de porter à ses lèvres, puis sa montre :
- Tu lui diras où je suis tombé !!... Ma femme !... Tu lui rapporteras ma montre...
J'ai saisi les deux caisses de cartouches et j'ai laissé le mitrailleur fermer les yeux de son camarade...
Toute cette scène poignante s'était déroulée dans l'espace de quelques minutes. Quand je fus de retour près de ma pièce avec mes munitions, il était trop tard ; les vaillants soldats du 890 s'étaient ressaisis et avaient refoulé l'ennemi.
Henry-Jacques HARDOUIN.
(Tiré du livre de l'auteur : « Avec les « Bleus » du Premier Grenadier de France.)
Source Document extrait de l'almanach du combattant 1939, pages 305 à 308,
Article : A l'assaut de la butte de Vauquois 26 février 1915, auteur : Hardouin Henry-Jacques
Merci à Jean-Claude PONCET