Vous souhaitez partager les archives de vos ancêtres lors de la première guerre ?

Contactez-moi

Merci

Vous recherchez un lieu, une carte, le parcours succinct d’un régiment, des photos

NOUVELLE MISE A JOUR LE 15 avril 2014

lundi 31 octobre 2011

LE BOIS DE MORTMARE

AVRIL 1915
LE BOIS DE MORTMARE

Infatigable dans sa fidélité à conter ses souvenirs d'artilleur de 75, notre ami Camille Vilain évoque ce printemps d'avril 1915, au lieudit le bois de Mortmare, au nom funèbre, qui fut parfois célébré dans les communiqués et où, malgré l'envahissement de l'eau, des hommes souffrent de la soif. On s'y affronte durement. On y consomme des masses d'obus de tous calibres. Un mauvais coin où, des deux côtés, les morts s'accumulent.

LE Bois de Mortmare, bien que ce nom ait maintes fois figuré dans les communiqués du 1er au 25 avril 1915, occupe dans nos souvenirs une bien petite place et, pour qui a vécu par la suite Verdun, la Somme ou les attaques de Cham­pagne, cela s'explique facilement. Les opérations qui s'y déroulèrent forment cependant un des épisodes les plus sanglants de ce premier printemps de la guerre et ont, en outre, cette particularité d'avoir inauguré pour l'artillerie une nou­velle méthode de tir : le bombar­dement de choc, si je puis dire. On avait compris, à l'exemple de nos ennemis, qu'il fallait écraser avant d'attaquer et l'on employa pour cela tout ce que nous avions de bouches à feu.
On pardonnera à un artilleur, jeté dans la mêlée, d'évoquer ce que furent les trois semaines qu'il passa dans un véritable marécage, avant que nos assauts répétés nous eussent donné la précieuse crête que nous voulions.
Le Bois de Mortmare (au sud-­est du département de la Meuse) couronne une petite éminence qui, par la vue qu'elle offre à son som­met, est de première importance pour les opérations à venir. Or, les Allemands, avant nous, s'en sont emparés et nous voulons les en déloger.
C'est un trajet en chemin de fer (wagons à bestiaux) qui, de la région de Verdun, nous conduit par Sainte-Menehould et Bar-le-Duc à Vaucouleurs.
Quelques heures dans cette petite ville aux cafés accueillants et aux magasins de toute sorte et nous entamons une interminable et épuisante étape qui, passé Pagny-­sur-Meuse, nous amène, la nuit tombée, dans le secteur du Bois de Mortmare.
Comme s'il en avait été prévenu, l'ennemi salue notre arrivée par une série de rafales qui, par bon­heur, à part quelques égratignures au matériel, ne causent pas de dégâts notables.
Nous sommes, en pleine obscu­rité, dans un terrain spongieux et gluant que nous explorons à grand-peine. Toute la nuit nous travaillons pour établir nos pièces et tenter de rendre habitable une sorte d'abri ; je dirais plutôt un trou aux abords écroulés, où il y a déjà vingt centimètres d'eau.
Sur cette position, l'humidité sera d'ailleurs, de nuit et de jour, notre constant souci. Elle est par­tout et fait corps, en quelque sorte, avec l'air que nous respirons. En dehors même d'averses torren­tielles, le sol est gorgé d'eau et, sur les rares buissons, les gouttes se reforment au gré d'une bruine indiscernable qui humidifie la peau et trempe les vêtements. Il semble que l'on évolue dans une masse liquide qui n'est pas un brouillard et cependant traverse gilets et vareuses, se glisse dans les manches, dans les poches, ce qui à la longue est extrêmement pénible.
Devant nous, un petit bois, fort éprouvé par la mitraille, où des équipements français et allemands, entre des arbres déchiquetés et suintants, témoignent que l'on s'y est durement battu ; chaque trou est une mare et chaque ornière, une rigole.
Comme nous ne pouvons, mal­gré nos efforts, assécher la cabane qui nous est attribuée - l'eau revenant au fur et à mesure que nous la vidons - nous en sommes réduits à installer au-dessus de la nappe liquide des couchettes surpilotis, réalisées avec des pieux et des fils de fer croisés et que nous atteindrons à l'aide d'un escabeau de fortune.
Par contre, l'eau potable manque totalement. C'est un fourgon qui, assez irrégulièrement, nous en apporte une petite quantité et nous souffrons de la soif. Très tôt, nous prenons la faction, aux fusées qui, sous le ciel sombre, se succèdent à la moindre alerte.


Dimanche 4 avril 1915.

De bien tristes fêtes de Pâques. Il pleut, et, entre deux tirs, nous restons enlisés dans nos trous.
Nous avons, par ailleurs, et sitôt notre arrivée, aménagé dans les proches tranchées des obser­vatoires avancés. Ils offrent à leur occupant une vue fort intéressante des objectifs, mais le séjour n'y est pas sans danger.
Hier soir, c'est le lieutenant Kammerer, un fort brave et très sympathique officier, aimé de tous, qui s'y est fait tuer et cette perte nous affecte beaucoup.

Lundi 5 avril 1915.

Grande attaque française sur le Bois de Mortmare. Nos rafales se succèdent à cadence accélérée. Le ciel est en feu. Nous recevons l'ordre de tirer 150 coups de suite par pièce, ce qui n'était encore jamais arrivé.
C'est là un exemple de ces « tirs massifs » dont je parlais ci-dessus.
Pour donner une idée de leur densité, il faut se rappeler que si le « 75 » n'est pas un canon lourd, il est essentiellement un canon à tir rapide, je dirai même à tir très rapide.
Dans les exercices de célérité de nos écoles à feu du Camp de Mailly (mai 1914), une équipe entraînée arrivait à tirer 22 à 23 coups à la minute d'une même pièce.
Si l'on tient compte des difficul­tés rencontrées sur un terrain moins propice au tir, la cadence sera évidemment ralentie, mais restera tout de même, s'il le faut, à 17-18 coups minute.
Nous avons ainsi 180 coups en dix minutes pour une pièce, 720 coups pendant le même temps pour une batterie de quatre pièces et 2160 coups, si le groupe de trois batteries est en place.
Que l'on imagine maintenant ce que peut être un secteur d'at­taque soudainement arrosé pen­dant dix minutes de 2160 obus explosifs (les plus efficaces). Je pense qu'il y aurait là, l'effet de surprise s'ajoutant aux destruc­tions, une sérieuse préparation pour l'assaut.
Pour ne rien oublier, j'ajoute que ce même jour, pour accroître encore notre puissance de feu, une section d'anciens canons de 90,avec ses spécialistes, est venue se joindre à nous et les vétérans qui la servent ne boudent pas à la besogne.
A 11 h 30, une nouvelle attaque des nôtres est déclenchée et ce sont, à doses massives, de nouveaux tirs.
A 17 h 30, c'est le départ d'une troisième attaque française quicomplète notre victorieuse avance du matin. Les pertes allemandes sont - nous dit-on -considé­rables.
Un agent de liaison a même ce mot pour nous : « Un nettoyage comme je n'en ai jamais vu, dit-il. Une contre-attaque allemande est anéantie, à son départ, sur ses propres tranchées. »
Bien entendu, notre action n'est pas sans réponse allemande.
Nous sommes sous un feu continu et assez dense sur les divers objectifs de la position. Par bonheur, de nom­breux projectiles, surtout les très gros, s'enfoncent dans le sol détrempé sans éclater ; d'autressoulèvent d'énormes boursouflures de terre.

Mardi 6, mercredi 7 avril.

Nouvelles attaques successives. Des centaines et des centaines d'obus tirés. De jour comme de nuit, le ravitaillement en projec­tiles fonctionne, non sans danger. Les chevaux, plus vulnérables, ont payé un lourdtribut, mais les munitions n'ont pas manqué, mal­gré le rythme infernal auquel nous les consommons.
Ce sont maintenant des contre-­attaques allemandes qui se dé­clenchent de face et par la plaine où la lutte est sanglante. Nous assurons tous les « barrages ».
Notre vie matérielle ne s'est pas améliorée. Il n'y a pas de cuisine possible ; nous mangeons ce que nous pouvons, quand nous le pouvons, lorsqu'un fourgon de ravitaillement peut nous joindre, et les soins de propreté sont quasi réduits à zéro.

Jeudi 8, vendredi 9, samedi 10 avril.

Les jours suivants sont plus calmes : nous tenons enfin cette crête du Bois de Mortmare, point important qu'il s'agit de garder.

Lundi 12, mardi 13 avril.

Un peu de soleil s'est décidé à luire et de nombreux avions sont apparus. Les Allemands viennent voir où ils en sont, mais leurs appareils essuient, sans grand résultat, les fusillades nourries de nos fantassins.
Au cours d'une reconnaissance vers nos lignes avancées, nous sommes pris sous une salve très précise d'obus. L'un des projectiles a atteint le coin retiré que nous appelons poétiquement « les feuillées », couvrant d'immondices notre aspirant qui s'en sort sans mal.

Lundi 12, mardi 13 avril.

Nos tirs, toujours nourris, visent maintenant les points névralgiques indiqués par nos fantassins et nous surveillons attentivement nos pièces, dont les tubes commencent à se ressentir du surmenage intense que nous leur avons imposé. A notre batterie (7e), après si rude épreuve, deux seulement restent en état de tirer, sans risque trop immédiat d'éclater.
C'est d'ailleurs l'accident qui vient d'arriver (pour la seconde fois en huit jours) au 34e d'artillerie, non loin de nous, l'une des pièces ayant littéralement explosé avec un obus dans le tube, faisant plu­sieurs blessés, tous très grièvement atteints.

Samedi 24 avril.

Ce matin, un miracle ! Sur cette position de boue gluante où nous vivons, voici qu'au pied des buis­sons, toujours luisants de cette humidité perpétuelle qui semble être l'état normal de ce coin pourri, les premières petites fleu­rettes blanches du printemps tendent vers le ciel leurs fragiles corolles, à peine visibles encore, mais qui vont s'ouvrir. Elles accompagneront nos prochaines lettres.

Le 26 avril 1915.

La nuit déjà entamée, on nous réveille dans nos couchettes. C'est un ordre de départ.
Un grand remue-ménage dans l'obscurité, on s'en doute.
Et à 2 h 30 du matin, pataugeant en des ornières gorgées d'eau, la colonne s'ébranle. Vers quelle des­tination ? Un repos, espère-t-on, ou bien... par delà ces villages que nous traversons, quelque nouvelle aventure ?

Camille VILAIN,
lauréat de l'Académie française.



Source Document extrait de l'almanach du combattant 1975, pages 25 à 28,
article : Le bois de Mortmare - avril 1915, auteur : Vilain Camille

Merci à Jean-Claude PONCET