DÉBARQUEMENT de KOUM-KALE.
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C'est à Koum-Kale sur la côte d'Asie que le 6e Mixte va recevoir le baptême du feu et pour ses débuts accomplir un des plus brillants exploits dont l'armée d'Orient aura à s'enorgueillir.
Pendant le mois de répit qu'il a fallu laisser aux Turcs ceux-ci, sous la direction d'officiers allemands, ont transformé la presqu'ile de Gallipoli en un formidable camp retranché ; ils savent que les Dardanelles prises, Constantinople est à jamais perdue pour eux, Constantinople leur orgueil, leur joyau, cent fois plus sainte et plus chère au cœur d'un Turc que les villes trois fois saintes de Damas et Bagdad.
Le général Jan HAMILTON, commandant le corps expéditionnaire, prend deux mesures hardies avec cet esprit de décision anglais qui sait se dépenser lorsqu'il faut ; pour abriter ses troupes de débarquement, il jette à la plage de Seddul-Bar un de ses bateaux, le River-Clyde ; contre le corps d'armée turc de Koum-Kale (côte d'Asie) qui menace de prendre à revers, sous le feu de son artillerie, les troupes au moment de leur atterrissage, il lance un régiment français.
C'est au 6e Mixte Colonial qu'est confiée cette mission de sacrifice et d'honneur. Embarqué le 16 avril à Alexandrie, il a fait escale à l'Ile de Skiros puis à Mondros. Le 25 avril à l'aube, les 3 navires qui le transportent : la « Savoie », le « Vinh-Long » et le « Carthage » sont ancrés le long de la rive d'Asie. Aux yeux émerveillés de ceux qui vont mourir se déroule le théâtre où, trente siècles auparavant les héros d'Homère luttaient (Plaine de Troie) Mont Ida, Tombeau d'Achille.
... Soudain dans toute leur armature, les transports tremblent, un cuirassé anglais vient d'ouvrir le feu donnant le signal du bombardement des côtes d'Europe et d'Asie.
Spectacle sans précédent et dont ne peuvent donner idée ni un combat naval ni un combat terrestre. Les objectifs ennemis, forteresses, villages, tranchées, batteries se présentent en amphithéâtre et à distance réduite sous le tir des pièces de marine de gros calibre ; en moins d'une heure tout ce qui peut être atteint par le tir direct est bouleversé. A mesure que le soleil se lève, les batteries de Koum-Kale et d'Oranieh apparaissent démontées, d'énormes canons de côte dressent vers le ciel des gueules tordues ou brisées.
Le fort de Sed-ul-Bahr
Le signal du débarquement est donné à 8 heures 30, chacun a été prévenu de la grandeur et de la difficulté de la mission reçue ; le moral est parfait, notamment celui des Sénégalais que des émissaires à Alexandrie ont vainement tenté de troubler dans leur foi Musulmane en leur annonçant la proclamation de la Guerre Sainte.
L'ordre reçu est de s'emparer du village, de la forteresse et du cimetière de Koum-Kale, de s'étendre vers le Sud jusqu'à Orianieh et de tenir pendant trois jours coûte que coûte.....
Le bataillon NIBAUDEAU débarque le premier en deux échelons.
Plusieurs embarcations sont atteintes et coulées par des obus turcs ; l'atterrissage sous le feu de mousqueterie et de mitrailleuses fait éprouver aux deux premières compagnies (BRISON et de QUÉRAL) des pertes sérieuses, mais entraînés par leurs capitaines, les tirailleurs n'attendent pas que les embarcations accostent au rivage ils se précipitent à la nage et atteignent l'angle mort de la forteresse dont ils escaladent les tertres : le capitaine BRISON blessé a dû enlever sa tunique et c'est en manches de chemise, tête nue, qu'il arrive le premier en haut du rempart.
Les Turcs devant la furia des troupes noires lâchent pied et ne se ressaisissent que dans les rues du village. A 10 h.30, forteresse et village sont fermement entre nos mains.
Jusqu'à ce moment l'avantage a été pour nous grâce à l'appui de l'escadre ; mais les pièces de marine ont une trajectoire trop tendue et les moindres replis de terrain sont à l'abri de leur tir, et désormais le 6 e Mixte renforcé d'une batterie de 75 et d'une compagnie du génie va se trouver seul aux prises avec des forces démesurément supérieures.
Poste de guetteurs
Les tentatives faites pendant le reste de la journée pour s'emparer du cimetière ou pour s'étendre vers le Sud sont vaines ; à chaque essai d'infiltration l'ennemi, retranché à faible distance, fauche impitoyablement tout ce qui se montre. A l'approche de la nuit, il faut renoncer à gagner du terrain et se retrancher hâtivement sur les positions conquises.
Les dispositions de défense ne sont pas terminées que les Turcs prononcent à leur tour une attaque très mordante ; elle échoue ; ils reviennent à la charge ; vagues après vagues ils vont se ruer toute la nuit contre nos fragiles défenses. Vers 21 heures une section blanche est obligée de céder, le front risque d'être enfoncé lorsqu'un capitaine du bataillon NIBAUDEAU dont la compagnie est en réserve et qui passe avec ses agents de liaison pour étudier le terrain arrête le mouvement de recul, aidé de ses quelques noirs qui répètent dans un français comique mais sublime d'expression : « qu'est-ce que c'est que ça ! qu'est-ce que c'est que ça ! »
Le recul est à peine enrayé sur ce point que des clameurs s'élèvent plus à gauche ; cette fois c'est une section sénégalaise qui a dû céder sous la ruée ; il faut engager les réserves, d'abord par sections, ensuite par compagnies. A 2 heures 30 il n'y a plus de réserves toutes les unités sont en ligne, une pièce de 75 mm placée en première ligne tire à mitraille sans arrêt. Chaque échec de l'ennemi est suivi d'un retour offensif en masses plus denses.
Le matin au petit jour, l'ennemi découragé renonce à nous rejeter à la mer. Un million cent mille cartouches ont été brûlées. Le soleil se lève sur un spectacle d'une horreur tragique ; sur une profondeur de 400 mètres la plaine est jonchée de cadavres turcs ; dans les réseaux de fil de fer « Brun » posés précipitamment la veille au soir, il y en a d'entassés les uns sur les autres.
Plus un bruit sur le théâtre de la lutte, plus un mouvement, pas même une plainte, il semble que la clarté du jour ait figé l'inoubliable scène pour révéler aux soldats du 6e Mixte ce qu'ils ont accompli, ce qu'ils ont été dans cette nuit du 25 avril 1915.
Il s'en faut cependant que la plaine ne soit jonchée que de cadavres : beaucoup de fractions turques surprise par l'aube se sont terrées comme elles ont pu, principalement entre le cimetière et KoumKale.
Vers 7 heures, au moment où arrive l'ordre de s'emparer à tout prix du cimetière, apparaît dans une tranchée ennemie, distante à peine de 30 mètres, un drapeau blanc, qu'on agite avec persistance...
Ruse de guerre. Turcs francophiles ou chrétiens d'Orient que cette lutte écœure et révolte..... des instructions recommandent de tenir compte des dispositions de nos adversaires à notre égard pour effectuer des soumissions.
Un capitaine de Sénégalais se trouve là par hasard, il fait cesser une fusillade désordonnée que l'apparition du drapeau blanc a provoquée dans un élément de tranchée avancée occupée par des soldats européens.
Dans la tranchée
Les Turcs sortent de leur tranchée les bras levés, quelques coups de feu les y font rentrer précipitamment. Le drapeau blanc continue à s'agiter mais malgré la cessation du feu les Turcs n'osent plus sortir. Le capitaine se porte alors entre les deux lignes. Les soldats turcs au nombre d'une vingtaine accourent à lui, demandent « Français ? ». Ils lui embrassent les mains, des larmes lui viennent aux yeux ; en même temps d'une seconde et d'une troisième tranchée en arrière d'autres Turcs très nombreux, la plupart sans armes, accourent en désordre.
Pour mettre à profit cette situation inattendue, il n'y a pas une minute à perdre : bondir dans la tranchée que viennent d'abandonner les Turcs, faire un premier barrage rapide pour ne laisser passer que des Turcs désarmés. Le capitaine appelle à lui les soldats qu'il vient de quitter, quelques uns le suivent. Il n'a d'abord devant et autour de lui qu'une masse affolée ; il désarme un grand nombre de Turcs, retient les fanatiques qui discutent et veulent reprendre le combat.
Malheureusement le renfort qu'il demande par un agent de liaison n'arrive pas, c'est qu'à 200 mètres à gauche la situation s'est gâtée.
Des Turcs armés, abusant du drapeau blanc, ont réussi à pénétrer dans nos lignes et à se retrancher dans quelques maisons. La situation devient sérieuse, elle est rétablie par l'intervention personnelle du général d'AMADE qui vient de débarquer, ordonne de reprendre le feu, de dégager nos lignes coûte que coûte et de s'emparer du cimetière. Sa présence exalte européens et indigènes, les Turcs embusqués dans les maisons du village sont exterminés après avoir vendu chèrement leur vie ; notre ligne rétablie, les tranchées du cimetière sont enlevées (à 14 heures) par une brillante attaque des Sénégalais. Les Turcs agitent à nouveau le drapeau blanc, cette fois 600 nouveaux prisonniers qui se présentent sans armes sont reçus dans nos lignes.
Dans la soirée le régiment reçoit l'ordre de réembarquer, sa mission étant terminée. Il rembarque sans être inquiété des Turcs trop déprimés par la foudroyante attaque de cette poignée de Français qui, en quarante-huit heures, officiers et gradés toujours en tête ou en première ligne, opèrent un débarquement de vive force, leur capturent la valeur d'un bataillon et leur fait des victimes par milliers. Leurs blessés relevés, les Turcs laisseront 2000 cadavres sur le terrain.
Source Historique du 56e RIC
Avec l’aimable autorisation de Jean-Luc Dron.
La Guerre Documentée